L’Esprit continuait de, parfois, prendre le dessus, même si j’avais eu la paix, pendant quelques instants, à penser en être débarrassées. Oh, ne vous méprenez pas, j’aime mes pouvoirs et le fait d’être utile et de pouvoir aider mon entourage. Mais, parfois, une pause, un répit, ce n’est jamais de trop. Cependant, je sais aussi que c’était Rose que ça minait le plus. Rose, qui se faisait assez absente, sans doute par besoin de se ressourcer après avoir absorber la noirceur que l’Esprit provoquait. Comme un besoin d’aller faire un pèlerinage pour se retrouver elle-même. Mais je préférais me vautrer dans mon déni, celui-là même qui me laissait croire que j’étais en parfaite sécurité ici, avec l’idée que si c’était le cas, c’est parce qu’elle restait à proximité, à me protéger à distance, juste d’assez loin pour arriver à se protéger elle-même. Et j’étais peut-être dans le plus faux possible, c’était fort probable, mais je m’en fichais. Au moins, je pouvais croire que, contrairement à ce que Christian et moi avions vécu, je ne me ferai plus attaquer ni par un Strigoï ni par le retour impromptu de Victor Dashkov.

C’est donc en toute impunité et avec toute la légèreté du monde que je me promenais du côté des commerces du Vieux port d’Ennens. Droite comme toujours, gracieuse malgré ma volonté, j’avais enfilé un pantalon et un pull qui, je l’espérais, pourraient me faire passer pour une madame tout le monde. Madame tout le monde, mais bien habillée tout de même. Un chapeau de paille sur la tête pour me protéger en plus. Non, clairement, même avec toute la volonté du monde, je ne passais pas pour madame Tout le monde.

Je fus surprise de me faire héler dans la rue, ce qui me stoppa automatiquement. En me retournant, je découvrais une jeune femme, elle aussi au teint pâle - mais jugeais à ses joues légèrement rosies que ce n’était pas une question d’être Moroï - et à une tenue impeccable. Je ne tardai pas à déduire qu’elle faisait partie d’une famille royale. Royale, mais humaine. Un sourire étira mes lèvres.

- Oh. Je vous suis très reconnaissante de l’avoir ramassé. Je haussais doucement la tête. En effet, il m’est très précieux. Le mouchoir était brodé aux armoiries de la famille Dragomir, avec des fils d’or. Un cadeau de mes parents, sans doute l’un des quelques derniers avant leur décès.

Je la regardai un instant avant de jouer les princesses jusqu’au bout.

- Puis-je vous proposer quoi que ce soit en signe de gratitude ?

Je pris un instant pour observer cette femme, fascinée par la douceur et l’élégance qu’elle dégageait, bien que mes yeux ne trahissaient une certaine tristesse que je n’étais pas en mesure de comprendre moi-même. Je ne doutais pas qu’elle puisse, elle aussi, avoir des problèmes de couronne trop lourde sur sa tête, de par sa tenue, plus royale encore que celle qu’avait ma mère.

Je ne pus m’empêcher de songer à ses propos. Alors je haussai la tête légèrement, juste assez pour que cela soit perceptible.

- C’est vrai qu’il est des objets dont l’importance est plus grande que d’autre. Je serrai malgré moi le mouchoir. Dernier souvenir de ma mère, le perdre aurait été un véritable drame que, probablement, aucun de mes amis ne pourrait comprendre. Peut-être Christian, après s’être retenu douloureusement de se moquer de moi, en entendant l’histoire derrière l’objet. Ou Rose, qui n’avait jamais pris la peine de juger mes réactions, ou trop peu par rapport à ce qu’elle aurait pu et dû faire, mais qui n’aurait sans doute pas compris l’attachement à un objet si dérisoire.

- Ce serait avec grand plaisir, m’efforçais-je de lui dire avec une note d’enthousiasme dans ma voix, que je ne feintais pas, mais qui ne sonnait pas complètement sincère, malgré moi, derrière, cependant, une curiosité non dissimulée.

Tout en emboîtant le pas de cette femme, je laissai la curiosité l’emporter.

- Êtes vous familière de ces lieux ? Ce n’était pas la question que je brûlais le plus de lui poser, mais je ne souhaitais pas l’acculer avec une curiosité trop mal placée.

Avancer l’une à côté de l’autre, c’était quelque chose d’assez naturel, pour moi. Dans le sens où, étrangement, je n’avais pas l’impression d’être en train de marcher à côté d’une complète étrangère. Sa posture, sa façon d’avancer, de se tenir droite, il y avait quelque chose de rassurant, quelque chose que j’avais appris à connaître dès mon plus jeune âge avec les enfants de mon âge parmi les familles royales Moroï. Je ne posai pas la question qui me brûlait les lèvres, à savoir si elle était elle-même une princesse, quelque chose au fond de moi taisait cette curiosité en lui murmurant que ce n’était pas la peine de demander, la réponse ne m’apporterait rien de plus que la certitude de mes soupçons. Enfin, si « soupçons » était vraiment le terme désiré ici.

- Vous devez donc avoir l’habitude de vous retrouver dans la foule lorsque les gens viennent sur le marché.

Ce n’était pas vraiment une question, mais ce n’était pas tout à fait une affirmation. Moi, je n’aimais pas particulièrement l’idée de faire mes courses sur un marché. Peut-être parce que c’était trop exposé et que, même avec la protection des dhampirs, j’avais la trouille de me faire attaquer par un Strigoi comme ç’avait été le cas avec Christian. Enfin, selon ses dires, même si je soupçonnais cet endroit - et le terme était correct cette fois-ci - de faire ressortir ce qu’il y avait de pire en nous.

Avec un sourire, je secouais légèrement la tête dans un geste de négation.

- Non. Je ne sors pas vraiment beaucoup, à vrai dire, et je suis d’ordinaire accompagnée. Si l’on savait que j’étais seule, je serai sans doute réprimandée sévèrement, par ailleurs. Rose, Christian… Même Eddie. Tous trouveraient de quoi me reprocher ma petite sortie improvisée. Mais j’essayais de rester prudente malgré tout, restant au soleil, là où les Strigoï ne pouvaient pas m’atteindre.